par Robin Philpot
Quelques jours avant Le jour du Souvenir, le 11 novembre 2024, le gouvernement du Canada a annoncé qu'il ne rendra pas public la partie d'un rapport produit par la Commission d'enquête sur les criminels de guerre au Canada (Commission Deschênes) qui nomme 900 Canadiens accusés de crimes de guerre commis pour le compte des nazis. Le Canada les a admis après la Seconde guerre mondiale, y compris beaucoup d'ex-membres du Waffen SS Galizien (ukrainien).
On apprend que Affaires mondiales Canada s'est opposé à ce que Bibliothèque et Archives Canada (BAC) accède à une demande d'accès à l'information pour rendre public ces noms. Selon le porte-parole de la BAC, la décision de garder la liste sous scellé «était fondée sur des préoccupations concernant un risque de préjudice aux relations internationales». Le Globe and Mail, qui avec d'autres a déposé la demande d'accès à l'information, explique la décision : «Affaires mondiales a mis en garde à plusieurs reprises contre le recours à la désinformation par le président russe Vladimir Poutine pour justifier son invasion de l'Ukraine».
Jour du Souvenir ? Ou jour de l'Oubli ?
Doit-on rappeler à Affaires Mondiales Canada que, pendant la Seconde guerre mondiale, ces 900 personnes se battaient pour les nazis, donc contre nos parents et grands-parents ! Que 1,2 millions de Canadiens s'y sont battus, dont 45 000 ne sont jamais revenus ?
Heureusement qu'il y a des auteurs et journalistes qui veillent au grain. Dont Peter McFarlane auteur du formidable livre qui vient de paraître, « Family Ties, How a Ukrainian Nazi and a Living Witness link Canada to Ukraine Today» (Lorimer, Oct. 2024). Son point de départ de : la double ovation du parlement canadien accordée en septembre 2023 à Yaroslav Hunka, ancien membre du Waffen SS Galizien-un autre cas d'amnésie gouvernementale canadienne. Mais surtout l'applaudissement nourri de Chrystia Freeland, vice-Première ministre et ministre des Finances du Canada, dont le grand-père, Mykhailo Chomiak, était un collaborateur nazi.
L'auteur suit le parcours de deux familles originaires de la même région de l'Ukraine, qu'on appelait la Galicie, qui sont arrivées au Canada dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale.
D'un côté, il y a la famille de Mykhailo Chomiak, qui était éditeur de 1940 à 1945 du journal Nazi en langue ukrainienne Krakivski Visti. Ce journal, qui n'avait rien à envier à Der Stürmer, faisait la promotion de Adolphe Hitler, des Nazis, du SS et en particulier du Waffen SS Galizien (ukrainien) et de leur campagne meurtrière contre les juifs, les «judéo-bolchéviks», les Polonais et tous ceux qu'ils considéraient comme des sous-humains.
De l'autre côté, il trace le parcours de l'écrivaine montréalaise Ann Charney, née Ann Korsowar à Brody, en 1940, une ville au nord-est de Lviv dans l'ouest de l'Ukraine, et très proche du lieu de naissance de la famille Chomiak. Brody était une petite ville d'environ 24 000 personnes dont 40%, ou environ 10 000, étaient juifs lorsqu'Ann Charney.
Family Ties comprend 3 parties. La première intitulée «Murder in Galicia» (Meurtre en Galicie)porte sur l'histoire jusqu'en 1945 de la Galicie, aujourd'hui la partie ouest de l'Ukraine dont Lviv (Lemberg, Lwow, Lvov - selon l'époque) est la ville la plus importante. C'est en voyageant dans la région en vue d'un livre sur un autre sujet que l'auteur développe cette partie du récit avec le concours, entre autres, de membres de la famille Chomiak qui y étaient restés après 1945.
La deuxième partie, intitulée «The Most Ukrainien of Countries» (Le plus ukrainien des pays) porte sur les citoyens canadiens d'origine ukrainienne, leurs divisions politiques profondes, leur rôle dans la politique de leur pays d'origine et du Canada depuis 1945, toujours avec comme fil conducteur, la famille de Mykhailo Chomiak et celle d'Ann Charney.
La troisième partie intitulée «The Return of the True Believers» (Le retour des vrais croyants) se penche surtout sur les 10 dernières années, démontrant notamment comment le passé, surtout des années 1920 à 1950, a façonne l'actualité politique en Ukraine et au Canada. Cette partie comprend aussi un voyage en Ukraine (à Lviv, Brody, et ailleurs) en 2022, après le début de la guerre avec la Russie.
Le contraste entre l'histoire des deux familles est ahurissant. Par ses recherches, voyages et entrevues, l'auteur nous fait revisiter la naissance et le développement du fanatisme meurtrier des uns, qui ont choisi de se joindre aux hordes hitlériennes. En parallèle il fait sentir la terreur subie par des millions de juifs, de Polonais, de Russes et d'Ukrainiens antifascistes, et toute personne qui refusait d'adhérer à l'idéologie nazie.
À titre d'exemple, l'auteur, qui a visité tous les lieux habités par l'un et par l'autre, démontre à quel point Chomiak a vécu de 1940 à 1945 dans le confort, surtout à Cracow, le chef-lieu du gouvernement nazi qui occupait la Pologne. Et cela, autant en ce qui concerne le salaire qui lui a été accordé pour éditer le journal nazi Krakivski Visti, que les bureaux et l'équipement nécessaires faire ce travail, le tout confisqués des propriétaires juifs, et le logement qu'il habitait, saisi d'une famille juive dont Chomiak se plaignait auprès de ses patrons allemands pour la «saleté» et «la vermine».
Ann Charney, sa mère Dora et sa tante Regina, pour leur part, se sont réfugiées pendant la guerre dans le comble d'une grange à quelques kilomètres de Brody. Pendant deux ans et demi, elles ne pouvaient que très rarement sortir de leur cachette, craignant d'être tuées par les soldats allemands ou des collaborateurs ukrainiens, parfois même leurs voisins de Brody. Elles étaient les souffre-douleurs de Manya, une femme ukrainienne qui, en retour de quelques bouts de pain, leur extorquait tout ce qu'ils ont pu amener avec eux en termes d'argent ou de bijoux. Libérées par l'armée rouge et en particulier un jeune soldat du nom de Youri à l'été 1944, affamée, les muscles atrophiés, elles ne pouvaient à peine marcher. Ann avait 4 ans.
Peter McFarlane s'est inspiré du mémoire de Ann Charney intitulé Dobryd (Brody) publié d'abord en 1973 (publié en français en 1996) et comparé par la critique à celui de Anne Frank. Contrairement à ce qu'elle appelle «l'industrie ou la porn de l'Holocauste», Ann Charney, une écrivaine et journaliste primée de Montréal, ne s'abaisse jamais de la sorte. Pour elle, cette façon d'aborder ces crimes déshumanise les victimes en en faisant des objets, alors qu'ils relèvent de faits vérifiables, où des humains ordinaires s'en prennent à d'autres humains ordinaires.
En effet, à Brody, l'armée allemande et les milices ukrainiennes ont d'abord fermé tous les juifs dans un ghetto entouré de barbelés et gardé par des collaborateurs ukrainiens, souvent résidants eux-mêmes de Brody. Ensuite, c'est la déportation, surtout vers le premier centre d'extermination nazi à Belzec, au nord-ouest de Lviv, que Heinrich Himmler établit début 1942.
Ann, sa mère, sa tante et son cousin ont pu se sauver du ghetto pour se réfugier dans la grange à temps pour éviter le sort réservé aux autres. Ils ont ainsi figuré parmi les 88 survivants de Brody, sur une population juive de près de 10 000 en 1939.
Ils ont donc quitté notre histoire
Les deux visites que Peter McFarlane effectue au Musée d'histoire et de savoirs locaux de Brody sont les plus révélatrices de ce qui s'est passé à cette époque, mais aussi en ce qui concerne l'état d'esprit actuel des Ukrainiens de cette partie du pays. McFarlane décrit son arrivée au Musée de Brody en2022 comme suit :
«La route vers Brody était un chemin de mémoire pour le SS Galizien. (...) il y a une chapelle au bord de la route entourée de 500 croix blanches que les vétérans SS ukrainiens ont fait ériger en 1994».
Au sujet des expositions actuelles, il ajoute :
«Elles étaient très semblables à celles de l'année précédente, toujours avec la dernière salle célébrant la division Galizien avec des photos, des armes, des uniformes et des cartes de la bataille de Brody. On y avait ajouté une photo de Yaroslav Stetsko et inclus sa déclaration d'indépendance de l'Ukraine «sous la direction de Adolf Hitler»».
Lors de sa première visite au Musée de Brody, McFarlane avait tout de suite remarqué qu'il n'y avait aucune mention des juifs de Brody, eux qui avaient fondé la ville et qui, dans les années 1880, représentaient 80% de la population (environ 40% en 1939). Il a rappelé ce fait au directeur du Musée qui a reconnu que c'était exact. L'auteur a ensuite demandé pourquoi le Musée n'avait rien sur la présence des juifs, celui-ci a répondu en faisant un geste de la main qui ressemblait à celui d'un magicien : «Il n'y avait plus de juifs après 1943, ils ont donc quitté notre histoire».
Un portrait accablant du Canada
En suivant le parcours jusqu'au Canada de ces deux familles durant et après la guerre, l'auteur dresse un portrait accablant du Canada qui a déroulé le tapis rouge pour des milliers de collaborateurs nazis, dont Mykhailo Chomiak, mais aussi des dirigeants de la communauté ukrainienne canadienne qui, eux aussi, étaient des sympathisants nazis et avec qui le gouvernement canadien travaillait à l'époque.
Ce portrait est d'autant plus accablant du fait que Ottawa, en même temps, faisait subir une course à obstacles cruelle aux vrais réfugiés de la guerre des Nazis voulant immigrer au Canada, dont la famille de Ann Charney.
La charge contre la politique canadienne ne s'arrête pas là. Dans un style limpide, factuel et exempt d'hyperbole, l'auteur démontre comment le Canada a poursuivi, jusqu'aujourd'hui, une politique de soutien à cette frange d'Ukrainiens qui se réclament aujourd'hui ouvertement et fièrement des combattants du SS Galizien et qui sont très influents dans le gouvernement actuel à Kiev.
«Family Ties» est un livre remarquable sur une période de l'histoire-la Seconde Guerre mondiale, avant et après-qui ne cesse de nous hanter. Il est aussi un puissant antidote contre l'amnésie canadienne et surtout contre les tentatives de réécrire l'histoire de cette guerre pour justifier des provocations guerrières épousées par Washington, Ottawa, Londres, Paris et autres pays de l'OTAN.